Équateur

Très tôt ce matin, le bateau a traversé l’équateur. Ligne fictive, informelle et chargée de rêves. Aujourd’hui, l’océan atlantique est le même qu’hier, il sera le même demain. Est-il si important de s’arrêter sur un si infime détail ? Tôt ce matin nous étions à la latitude zéro.

Quand le corps est en repos, esprit apaisé, les images latentes reviennent en mémoire. J’ai essayé de retrouver un moment de ma vie pendant lequel j’aurai rêvé de passer dans l’hémisphère sud. Je n’ai pas trouvé. Ce voyage, avec Annie, nous l’avons préparé soigneusement pendant un an et demi. Il est venu comme un cadeau apporté par le ciel, presque par surprise. Je ne suis toujours pas très client de l’ésotérisme ou des choses divines. J’ai donc pris ce voyage comme un bonheur qui s’impose à moi. J’en ai été, à la fois, l’initiateur et le récipiendaire.

Ceux qui me connaissent de longue date (en reste-t-il encore ?) me rétorqueront que j’avais déjà eu un projet de tour du monde. Ils auront raison, enfin presque. J’avais eu l’envie ou plus exactement le besoin de partir sur des cargos et de voyager. Je ne suis même plus très sûr que j’eusse des envies de retour. Mon esprit était fatigué, triste, le ciel était sombre.

Aujourd’hui, d’éclaircie en éclaircie je regarde l’horizon sans être pressé d’arriver à un port. Cette traversée de l’atlantique sud est pour moi un moment majeur, un moment de vie intense, où rien ne bouge, mais tout vibre. Je sais qu’il y en aura beaucoup d’autres durant ce voyage, mais celui-là restera le premier. Moment majeur, car il représente quatre jours pleins où la ligne d’horizon est la même, quel que soit l’angle vers lequel se dirige le regard. Ligne parfois claire, parfois sombre, souvent diffuse. L’eau sera restée d’un grand calme durant tout ce parcours de 2046 milles nautiques. Le bateau avance avec une vitesse de quarante kilomètres-heure environ. Comme cette vitesse lente est douce à vivre, apaisante.

En écrivant cela, je souris à tous mes amis que notre projet effrayait. De la peur qu’ils ressentaient pour ces étapes longues. Je voudrais leur dire aujourd’hui qu’une forme de bonheur, de plénitude, émerge des flots. Le bateau fourmille d’activités. Les moments de fête se répètent sans cesse. Comble de ce bonheur insolent, nous sommes contraints de choisir nos plaisirs, nos distractions parmi les propositions d’une liste trop longue.

Ce matin, nous avons traversé l’équateur. L’hémisphère nord est toujours en hiver. Nous sommes maintenant en été. Jeu de saute-mouton sur les saisons. Sensation étrange pour moi qui n’a que globalement peu voyagé. Il me faudra encore quelques jours pour que cela soit assimilé. Nous avons traversé l’équateur, nous avons perdu le Nord. Trouverons-nous le Sud et son étoile ? Au revoir Nord boréal, bonjour Sud austral.

Je pense aussi à mon professeur de physique nous expliquant les forces de Coriolis liées à la rotation de la Terre. L’inversion de la perception de ces forces s’impose à nous. L’eau du lavabo ne tourne plus dans le même sens. Mais est-ce réel ? Aller je vous perçois en train de bailler, alors je laisse là ces théories de la physique fondamentale.

Ce matin, en ouvrant le rideau, j’ai dit à Annie : Viens voir l’hémisphère sud ! Elle a regardé la mer s’écoulant le long du bateau, elle a trouvé l’hémisphère sud très beau. Elle a pris le programme de la journée en me disant qu’elle aimerait faire ceci, après cela, sans oublier notre rendez-vous de quinze heures trente pour le thé dansant. J’aime la regarder consommer ces morceaux de vie comme des gâteaux délicieux qui jalonnent notre journée. Elle est belle dans ce bonheur du voyage.

Nous avons traversé l’équateur. Pour tous les bateaux, lorsque l’indicateur de positon indique zéro degré, zéro minute, zéro seconde, cela déclenche un moment d’émotion pour tous les vieux routiers qui ont déjà vécu ce moment. Mais, la tradition, vieille comme la marine, veut que pour le premier passage de la ligne, il y ait une cérémonie de célébration de cet instant. Le moussaillon pouvait être enduit de poix ou de tout autre ingrédient malodorant avant d’être plongé dans un tonneau pour se retrouver propre dans le nouvel hémisphère. Aujourd’hui, la tradition sur les croisières s’est fortement embourgeoisée. La poix est devenue de la crème fouettée avec des jets de chocolat en poudre et autres ingrédients utiles pour les desserts. Puis ces charmants touristes, chacun braillant dans sa langue maternelle, sont plongés dans la piscine pour que, eux soient propres et la piscine sale. Après cette gabegie tonitruante, toutes les personnes présentes sur le pont sont invitées à ingurgiter un surplus de calories sur un copieux buffet merveilleusement décoré. Pendant cette dégustation, une équipe d’employés en combinaison grise nettoient les salissures laissées par la fête. Portons-leur le même regard que nous avons porté à ceux qui ont organisé cette fête.

Vers la fin mars, nous repasserons cette ligne en naviguant entre l’Indonésie et Singapour. Le bonheur sera-t-il le même ? Mais nous avons tant à voir, tant à partager d’ici là.

Aujourd’hui, nous avons passé la ligne, nous avons traversé l’équateur.

Pierre  (écrit le 17 janvier à 18h20 dans un coin tranquille du bateau)

À cette fin d’écriture, je pense plus particulièrement à une amie qui aime se faire porter sur des bateaux naviguant sur les eaux boréales. Au retour, nous aurons beaucoup de plaisir des comparer nos pôles. Je sais qu’elle va se reconnaitre, je l’embrasse.

Comments

[marieaimeedanve]

Belle croisière ! Des découvertes grandioses et magnifiques en émotions que vous nous partagez , Concernant les pôles opposés, je vais transmettre ! bises à vous de notre terre hivernale!

[Daniele]

Merci Pierre pour ce partage. Arnold et Danièle