La vie en bleu

Sur un bateau, en voyage, notre regard est fasciné par la variété des couleurs. Nous les percevons, nous les voyons avec notre âme et nous sommes stupéfiés par leur variété et leur intensité. Ce sont nos illuminations qui chaque jour embellissent notre vie.

Hier, je regardais la mer au petit matin. Le matin, c’est le moment de ma marche à pied. L’heure où je dépense les calories que je reprendrai quelques heures plus tard. Hier, je regardais la mer. En fait, je la regarde tous les jours, de nombreuses fois par jour. Je l’aime. Hier, elle était bleue.

Non, ne portez pas un index sur votre temps, enfin pas tout de suite. Elle était bleu marine évidemment, mais avec une variété de tons fantastique. J’étais sur l’atlantique sud à plus de 15000 kilomètres de mon ami Jacques. Difficile de faire un appel téléphonique. Je lui aurai demandé de venir me rejoindre en préparant une palette de couleurs rien qu’avec des bleus. Je suis bien certain qu’il m’aurait créé des surprises en me montrant des bleus que je ne connais pas. Il a tant de ressources dans sa réserve de couleurs. Ces bleus-là, il les aurait mis sur la toile ou sur la feuille. Il en aurait mélangé quelques-uns pour interpréter sa vision. À certains moments, il aurait peut-être ouvert un tube de vert pâle ou de vermillon.

J’ai regardé la mer, elle était bleue. Mais de ces bleus variables dont les tonalités changent avec le mouvement des vagues, toujours changeant. De ces bleus de toutes densités qui inondent la surface de l’océan pour légèrement pâlir sur la ligne où le ciel prend son existence. Le ciel qui ce matin-là, comme tous les matins, était amoureux de la mer. Un amoureux tranquille, paisible. Eux deux, n’esquissaient qu’un léger pas de danse, seulement pour rester enlacés. Comment Jacques aurait-il dessiné ce trait ? Ce n’est pas si simple un trait. C’est très difficile à dessiner. Surtout si l’on veut qu’il soit vivant.

Le ciel ce matin-là s’était lui aussi habillé en bleu. Discrètement en bleu pâle. Quoi que le bleu pâle, parfois, prenait de l’énergie dans une tonalité turquoise, en renforçant son élégance par des filaments orangés. J’ai tout d’abord pensé que le ciel portait au revers de son veston une distinction commémorative ou honorifique. Ce n’était que la rosette d’un petit stratus égaré.

Soudain, un petit arc a fait vibrer la ligne comme un coin qui s’insère dans une fissure. Il a écarté le ciel de l’eau. Je n’ai entendu aucun des deux se plaindre, j’ai été rassuré. Ne sentant pas de résistance, le petit arc est devenu plus épais, plus étoffé. Plus lumineux aussi. Là, Jacques aurait dû vite repartir vers son atelier chercher toute sa collection de tubes de rouge et de jaune. Ses gestes se seraient accélérés au rythme de ses émotions. Insolent, l’arc est devenu envahissant. Il s’est, juste un instant, déguisé en demi-cercle et sans aucune pudeur en cercle complet. Les variantes de jaune, fatiguées, ont laissé plus de place aux rouges qui faisaient semblant de créer un incendie à la surface de l’eau.

Le rouge de ce soleil tout neuf, qui entamait sa mission d’illuminer notre journée, a pris une présence forte, très forte. Les bleus que j’avais aimés quelques minutes plus tôt se sont faits plus discrets. J’ai même cru voir un filament gris qui accentuait leur tristesse de ne plus être la couleur dominante. C’est dans cette ambiance colorée que je me suis étendu sur une banquette laissée là, sur le pont, sans doute à mon attention. Je me suis assoupi, tranquille. Dans mon esprit, je regardais Jacques peindre la mer. C’était agréable de le savoir là. Je ne me suis même pas rendu compte que, au-dessus de mon tricot bleu, la peau de mon visage prenait une teinte rouge, cuivrée. Mon corps et mon esprit avaient absorbé les couleurs du matin.

© Pierre Delphin